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Depuis des temps immémoriaux, les gens d’Estavannens ont fané aux Chaux d’Estavannens. Ces travaux ont perduré jusqu’en 1966. Les Chaux faisaient partie du patrimoine des familles terriennes du village et qui possédaient une ou plusieurs vaches. Il y avait la Chaux à Jean Caille, celle à Félicien Jaquet, celle à Mélanie, celle à Jules Grandjean, celle aux Jordan, celle à Eugène Jaquet, à Charles à Constant, etc. Au total, il y avait quelque 200 poses, divisées en 42 parcelles, plus ou moins grandes.
En principe le fanage était effectué tous les deux ans. Certaines Chaux étaient fanées les années pairs et les autres les années impairs. Si la récolte des foins était suffisante en plaine, on pouvait renoncer à travailler les Chaux. On les mettait alors en location pour l’année en cours, par simple contrat verbal, pour une cinquantaine de francs de l’époque. Si, par contre le foin de la plaine était rare, on fanait tout de même les Chaux, les années où elles auraient été normalement laissées en herbe.
Ce travail débutait normalement après la « Madeleine », c’est-à-dire au lendemain de la fête patronale de Ste-Marie-Madeleine. A cette époque, la fête avait lieu le jour du 22 juillet et n’était pas encore renvoyée au dimanche suivant.
Les hommes, lourdement chargés, partaient du village vers 4 h. du matin. Après une courte prière à la chapelle du Dah, ils gravissaient « La Routze » un chemin étroit et tortueux de 26 virages, pour arriver aux pieds des Chaux, après une montée de 2 heures et demie. Ils grimpaient la forte pente de la Chaux à faner et commençaient le fauchage. Ils fauchaient légèrement oblique, le pied aval étant équipé d’un sabot spécial à semelle oblique et cloutée. Pour faire un andin sur la plus grande Chaux, en dessous de la « Sciernes-aux-Bœufs », il fallait compter 20 minutes. Puis ils retournaient sur leurs pas, sans enlever le sabot spécial et fauchaient l’andin suivant. Le fauchage durait de 2 à 3 jours, selon la surface de la Chaux. Les hommes dormaient dans les chalets avoisinants, surtout au « Rapes-Dessus » et au « Plan-du-chalet », avec les gardes-génisses..
Pour « taper » les faux, on avait amené une petite enclume que l’on fixait à une racine ou à une grosse pierre.
Lorsque le foin était sec et prêt à être râtelé, on faisait des signaux de fumée ou l’on étendait un drap blanc sur la pente. C’était le signal qu’attendaient les femmes du village pour rejoindre les hommes. Au nombre de 3 à 4, elles apportaient du cacao dans une boille, du pain, du fromage, du lard… bien sûr… pour les « medze-bakon » (les mangeurs de lard = sobriquets des stabadins).
On n’utilisait pas de fourches car la pente rendait cet outil dangereux. A l’aide du râteau, on entassait le foin sur des sortes de traîneaux faits de « vérochi » attachés ensemble (des vernes ou aulnes verts). On appelait cet étrange véhicule des « piètes » en patois, que l’on pourrait traduire par « des plates ». Lorsque la hauteur de la « piète » était suffisante, on en appondait une nouvelle derrière, puis une troisième, etc Lorsque le « train » de « piète » était prêt, on le descendait tout au fond de la Chaux. Si on ne pouvait pas tout râteler d’une journée, les femmes n’avaient pas le droit de dormir avec les hommes dans les chalets. Elles descendaient dormir au village et devaient remonter le lendemain matin, avec du ravitaillement. Puritanisme oblige…
Lorsque toutes les « piète » avaient été amenées au fond de la Chaux, on en faisait une meule, à un endroit favorable. Le « nid » de la meule, c’est-à-dire le fond était constitué de lattes croisées et de branches afin de protéger le foin de l’humidité du sol. On appelait ce travail « fére on chéro ». Souvent, on clôturait tout autour avec du fil de fer barbelé pour protéger la meule des chamois et des chevreuils.
Après la désalpe, les gens du village remontaient aux Chaux, démontaient la meule et transportaient le foin dans les chalets maintenant libérés. Le poids d’un « filard » se situait entre 60 et 80 kg selon la forme du porteur. Le trajet avec la Chaux la plus éloignée durait presque une heure. Les bonnes années, le total des « filards » récoltés sur l’ensemble des Chaux était d’environ 600, soit quelque 42 tonnes.
L’hiver venu, lorsque les conditions d’enneigement étaient favorables, les gens remontaient dans les chalets, faisaient à nouveau des « filards » de foin, les attachaient par “train” de 5 fillards et dévalaient la « Routze » à vive allure. A ma connaissance, il n’y eu jamais de graves accidents. On pouvait effectuer au maximum 2 voyages par journée. Depuis la cascasde, on plaçait les fillards sur des luges “à potzons” et on les ramenait dans les granges du village.
Ce foin était donné au bétail après l’abreuvage à la fontaine, mais il était mélangé avec du foin de plaine, car le seul foin des Chaux aurait provoqué des problèmes de digestion. Ne me demandez pas pourquoi…
Ces propos ont été recueillis le 5 juillet 2005, par Jean Pharisa, auprès de Louis Jaquet, âgé de 82 ans, ancien agriculteur et ancien secrétaire communal
En juin 1983, pour illustrer une thèse universitaire en ethnologie de Mme Catherine Darnaud-Frey (elle s’était chargée de trouver les fr. 50’000.- nécessaires), des cinéastes professionnels ont tourné un film en 16 mm, immortalisant ainsi cette tradition séculaire aujourd’hui disparue. Les acteurs étaient tous des gens d’Estavannens. Les trois cinéastes suisses alémaniques étaient : Markus Baumann, Kilian Bühlmann et Félix Hochuli. Ce film a été projeté entre autres à l’église d’Estavannens lors de la Fête de la Poya 1989. La thèse, présentée à l’université de Berne, était intitulée : “L’évolution socio-économique d’Estavannens, depuis le début du siècle”.
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